L’Homme de pierre

Il est grand, maigre, osseux, voûté par les ans, mais aussi sûrement, par la méchanceté qui transparaît dans son regard.
Son visage est long, creusé, sa bouche n’est qu’un mince filet pâle qui lui fend le visage comme une mauvaise cicatrice.
Son nez, long et maigre, retombe légèrement vers la bouche, lui donnant un air mauvais.
Ses yeux !
Ah ! ses yeux !
Deux trous presque translucides, deux lacs de montagne, sans fond, glacés, durs, un regard d’aigle prêt à fondre sur sa proie qu’il ne rate jamais.

Cet homme, dans son genre, est malheureux.
Il est seul, il n’aime personne, et surtout, il ne s’aime pas, et de ce manque d’estime envers lui-même découle tout le personnage.
Il se venge de ce manque d’amour sur tous ceux qui passent à sa portée, surtout les plus faibles, les plus tendres.
Il faut voir son sourire carnassier quand il a atteint son but principal: faire du mal !

Hors donc, ce vilain personnage, sans le savoir, allait bientôt vivre une aventure à laquelle il ne s’attendait pas du tout, et qui serait sa dernière aventure.

Assis sur son banc de prédilection, près de la rivière, avec sa canne, qu’il n’hésitait pas à utiliser pour tenter de faire tomber les malheureux innocents qui passaient à sa portée, il invectivait, insultait, et apostrophait les passants, sans raison, comme à son habitude.
Il n’avait même pas l’excuse de l’ivresse, il était sobre comme un chameau.
Chameau ! Ça lui correspondait bien.

Un jour, alors qu’il se livrait à son passe-temps habituel et favori, tout à coup, sans même qu’il se rende compte comment elle était apparue, ni d’où elle était venue, il sentit une présence à ses côtés.
Une petite dame, assez âgée, souriante, s’adressa à lui :
– Alors, jeune homme, toujours aussi en colère ?

Interloqué, il la regarda avec attention, prêt à la remettre vertement à sa place.
Il ne la connaissait pas, ne l’avait jamais vue.
Comment osait-elle s’asseoir sur Son Banc, et surtout, lui adresser la parole ?
Personne, depuis des lustres, n’avait eu cette audace.
Les gens, au mieux l’évitaient, au pire le fuyaient.
Mais lui parler de cette façon… Le tutoyer ainsi… Elle allait voir à qui elle avait à faire la vieille, non mais !

– Qui êtes-vous, Madame, et qui vous a permis de m’adresser la parole ? je ne vous connais pas que je sache !
-Oh ! mais si, nous nous connaissons, tu m’as malheureusement oubliée, mais nous nous connaissons bien, et depuis longtemps, je dirais même depuis toujours.
– Ah ! bon ? Nous nous connaissons ? Mais qui êtes-vous donc?
– Je ne te le dirais pas, tu dois le découvrir par toi-même, et j’espère que tu le comprendras avant qu’il ne soit trop tard.

Il s’agita sur son banc, tremblant de colère.
– Taisez-vous ! Ça suffit comme ça, laissez-moi tranquille. Ce banc est à moi, j’ai seul le droit de l’utiliser et je vous ai pas invitée à le partager, alors, ouste, du balai, partez vite avant que je ne vous chasse à coup de canne. Je ne m’en priverai pas vous savez, et ça n’est pas l’envie qui m’en manque !
– Oui, mon garçon, je sais que tu en as envie, mais tu ne le feras pas.
– Tiens donc ! Et qui m’en empêcherait ?
– Toi-même.
– Vous croyez ça ?
– Bien sûr, tu as beau être mauvais comme une teigne, il y a encore en toi une petite flamme, une petite braise, et c’est pour cela que je suis là.
Du moins je l’espère… pour toi.

La petite dame avait réussi un tour de force que beaucoup de gens, depuis très longtemps, n’avaient plus réalisé: le laisser coi !
Il la regarda, les sourcils froncés, l’œil mauvais ; ses mains, sur sa canne tremblaient.
Il était clair qu’il se retenait, et, pour cela même, s’en voulait.
Si ça n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait balayée d’un coup de canne, vite fait bien fait, mais, sans qu’il comprenne pourquoi, il ne parvenait pas à réagir.
Cette femme l’intriguait.
Il avait en effet, un peu l’impression de l’avoir déjà vue.
Mais quand ? Où ?.
Elle n’était pas beaucoup plus âgée que lui, peut-être même était-elle un peu plus jeune, comment savoir avec les femmes ?
Son cerveau carburait à vive allure.
Il cherchait… Où l’avait-il vue, peut-être connue ?

Etais-ce une de ses anciennes maîtresses ?
Parce qu’il lui fallait bien reconnaître qu’il n’avait pas été un mari fidèle, loin de là.
Sa femme en avait assez souffert, avant de s’envoler pour un monde meilleur.
Et si c’était une ancienne maîtresse, pourquoi venait-elle ? Pour se venger ?
Il faut dire qu’il ne les avaient pas toutes quittées avec élégance non plus.
La goujaterie, la cruauté, il connaissait.
Il disait même que c’était la seule façon de rompre une liaison, ainsi on ne laissait pas de regret.
Pas joli joli, il en convint en lui-même, et, curieusement, au même moment, il crut voir un léger sourire sur le visage de la dame.
Il n’y prêta pas autrement attention et continua à réfléchir.
Mais où, l’avait-il vue ?

Etais-ce cette jeune fille, si jolie, si amoureuse de lui, si gentille, qu’il avait tellement désespérée par sa méchanceté et son égoïsme qu’elle s’était suicidée ?
Cela faisait des années qu’il n’y avait plus pensé.
Il l’avait enfouie au fond de lui, très très au fond, dans cette horrible boule hérissée de piquants qui lui tenait lieu de cœur, et l’y avait oubliée.
C’était si loin, et puis, elle était morte, ce ne pouvait donc être elle.
Quand même, en y songeant, quel salaud il avait été.
Alors qu’il aurait pu, avec un peu de diplomatie, de cœur, de générosité, lui faire comprendre que leur séparation n’était pas la fin du monde, et qu’elle avait encore de très belles histoires d’amour à vivre, au lieu ce cela, il l’avait mise à la porte, avec sa valise, sans ménagement, et avec des mots durs, cruels, méprisants, qui l’avaient désespérée, au point…
A ce souvenir, il s’ébroua, un léger sentiment de remord le traversa.
Oh ! pas longtemps, mais juste assez pour voir la vieille dame lui faire de nouveau un petit sourire.

Bizarre, se dit-il, on dirait qu’elle entend mes pensées.
Mais qui est-elle donc ?

Il la regarda dans les yeux et lui demanda :
– Mais qui êtes-vous à la fin? On dirait que vous lisez dans mes pensées. Vous êtes une Madame Irma ou quelque chose comme ça ?
Pourquoi êtes-vous ici, vous m’ennuyez à la fin ! Allez-vous en, laissez-moi tranquille !

-Mon départ ne dépend que de toi, et de toi seul, tu commences à le comprendre, non ?

L’homme haussa les épaules et se remit à chercher où il avait bien pu rencontrer l’inconnue.
Ça n’était pas une ancienne maîtresse, c’était à peu près sûr.
Alors qui ? Et pourquoi était-elle là ?

La vieille dame le regardait avec une insistance qui le gênait. Alors il détourna la tête et
remonta dans ses souvenirs, loin, très loin, quand il était petit.

Il se souvint de ce chaton, qu’il avait, un jour d’ennui, martyrisé pendant un long moment, juste pour le plaisir, pour passer le temps, et qu’il avait noyé ensuite, en faisant durer le supplice.
Puis, il avait accusé sa petite voisine de ce méfait.
Il l’aimait bien cette petite fille, mais c’était plus fort que lui, il n’avait pas hésité une seconde.
Le pire, c’est que ce chaton était à la gamine!
Celle-ci avait subi une terrible punition, et malgré ses cris, ses dénégations, ses sanglots, qu’il entendit sans rien dire, content de lui, il n’avait pas ressenti le moindre sentiment de culpabilité.

Ce sentiment, même aujourd’hui, il ne l’avait pas.
Un chaton, tu parles, avec tous ceux qui naissent, ça en faisait un de moins, voilà tout !
Et la gamine devait avoir oublié depuis longtemps cet épisode.
Ça ne pouvait donc être elle.

Il regarda la dame.
Celle-ci ne souriait plus. Elle le regardait sévèrement.
Il se surprit à lui faire une grimace, à lui tirer la langue, mais elle ne réagit pas.

Quelque chose le gênait dans ses chaussures.
Une sensation bizarre.
Il avait l’impression que ses pieds étaient devenus durs, comme s’ils étaient gelés.
Pourtant il ne faisait pas si froid que ça. C’était curieux, il ne pouvait plus remuer ses doigts de pieds.
Mais comme il ne souffrait pas, son esprit repartit vers ses souvenirs.

Ce type, au service militaire, qu’il ne pouvait pas souffrir.
Lui, qui avait un petit grade, pouvait à sa convenance, lui faire subir les pires corvées, et il ne s’en était pas privé.
Il adorait l’humilier, le rabaisser.
Pourquoi ?
Pour rien. Parce qu’il ne lui plaisait pas, c’est tout.
Mais au fait, qu’était-il devenu ce type ?
Il chercha et, soudain, son visage se figea.
Pendu ! Oui, pendu, mais par ses collègues !
Au départ c’était un jeu, une épreuve de courage, mais qui tourna très vite au drame.
Il aurait pu arrêter avant que ça ne dégénère, mais il avait voulu voir jusqu’où le type pouvait tenir.
Il avait vu…. Trop tard !

Et la fiancée de cet homme ?
Quand il la vit, il la trouva tellement belle, tellement touchante, qu’il voulut absolument la revoir.
Il se débrouilla et réussit à lui donner un rendez-vous.
La suite, évidemment, n’avait pas été difficile, son charme naturel avait fonctionné, comme d’habitude.
Mais quand la jeune femme avait appris le rôle qu’il avait joué dans la mort de son fiancé, elle était devenue folle, de honte.
Décidément, les femmes ne lui portaient pas chance.
Toutes des nymphos, ou des cinglées, prêtes à lui tomber dans les bras au moindre claquement de doigts.

Le regard dur, perçant, de la vieille dame lui fit froid dans le dos.
Pas seulement dans le dos d’ailleurs.
Imperceptiblement, pendant qu’il réfléchissait, ses jambes s’étaient immobilisées, froides, glacées, son bassin en avait fait autant.
Il ne pouvait plus bouger le bas du corps.
Il tenta de se lever, mais sans résultat.
Que se passai-il donc ?

Que m’avez-vous fait, cria t-il à la vieille dame ? que m’arrive t-il ? Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle !

-Ça n’est pas une plaisanterie.
Je suis venue ici pour te donner une chance de te racheter.
Ton temps sur terre est compté et je voulais t’aider.
Tu as été méchant et cruel toute ta vie, tu as fait beaucoup de mal autour de toi, à beaucoup de gens, et tout ça, sans aucun remord.
Tout à l’heure, j’ai cru que tu allais avoir des regrets de ta conduite, mais ça a été trop fugace.
Tu es incapable de remord, et, ce qui est pire, de repentir.
Tu as fait, et tu continues à faire le mal sans jamais avoir une étincelle de regret.
Tu as un cœur de pierre, tu deviendras donc Homme de pierre.
Désormais tu resteras à jamais sur ce banc, où tu t’amusais à effrayer les enfants, les animaux, les personnes âgées, où tu tentais de les faire tomber, avec ta canne, où tu les insultais.
Statue de pierre, tu ne feras plus peur à personne.

L’homme, une très vilaine grimace sur la figure, où se lisait la peur, la colère, s’agitait sur son banc, mais ses mouvements étaient de plus en plus en lents.
Puis, brusquement, un long soupir s’échappa de ses lèvres, un sifflement, un cri muet, et il s’immobilisa définitivement.

La vieille dame, tristement, lui caressa la joue.
-Tu aurais pu être sauvé si tu l’avais voulu.
Te repentir n’étais pas si difficile. Mais tu étais tellement orgueilleux.
Tant pis pour toi.
Tu es seul responsable de ce qui t’arrive… Dommage.
Et lentement, très lentement, comme à regret, elle disparut.

L’homme de pierre resta seul, immobile à jamais.

Sur le sol, près du banc, un petit moineau se posa.
Il leva la tête et vit la statue de pierre.
Craintif, il s’approcha prudemment, puis s’enhardit, jusqu’à voleter et à se poser sur la tête de la statue.
La place lui sembla bonne parce qu’il y resta un bon moment, il s’endormit même, jusqu’à ce qu’un gamin s’approche.
Aussitôt, le moineau s’envola, non sans avoir, auparavant, déposé une petite crotte sur la tête de l’homme de pierre.
Quand le gamin fut près de la statue, il eut l’impression bizarre de voir les sourcils de celle-ci se froncer, et la canne bouger, comme si la statue avait voulu le frapper avec, mais cela ne dura que l’espace d’un instant.

Curieusement, personne ne sembla s’étonner de la présence de cette statue, ni, surtout, de la disparition de l’homme qui, d’habitude, s’asseyait sur ce banc et faisait peur à tout le monde.
Tout le monde semblait soulagé et personne ne voulut en savoir davantage.
Certaines personnes lui trouvèrent un air de ressemblance avec le « méchant monsieur », mais on l’oublia bien vite.

Cette statue devint vite une curiosité et tous les touristes venaient se faire photographier à côté d’elle.
Ce qui surprenait les gens, c’est que l’expression de la statue changeait parfois.
Surtout quand une belle jeune fille s’asseyait pour se faire photographier.
On aurait dit alors, que les yeux s’animaient, que les lèvres s’entrouvraient pour un mince sourire.
Mais c’était très fugace, et seuls les plus imaginatifs voyaient ces changements.

Les moineaux, eux étaient très contents.
Tous les ans, un couple faisait son nid sur les genoux de l’homme de pierre.
Tout le monde surveillait la couvée avec beaucoup d’intérêt, et protégeait le nid.
Aucun chat ne s’approchait de la statue pendant cette période.
On dit que si l’un d’entre eux tentait de le faire, un sifflement, comme celui d’un serpent, s’échappait des lèvres de la statue et faisait fuir le matou.

Peut-on dire que l’homme de pierre était finalement plus humain que l’homme de chair ?
Peut-on dire que, sous ce bloc de granit un cœur continuait à battre ?
Peut-on dire que peut-être, plus tard, loin dans le temps, la punition prendrait fin et que la statue disparaîtrait, pour rejoindre enfin, sa conscience ?
Peut-on dire… ?
Qui sait ce que l’on peut dire ?

Tout ce que l’on sait, c’est que la statue a disparu un jour, comme elle était apparue.
Un gamin, raconta que, de loin, il avait vu une vieille dame qu’il ne connaissait pas, assise à côté de la statue.
Cette dame semblait parler à l’homme de pierre, et, curieusement, la statue lui répondait.
Ils avaient discuté longtemps, longtemps, puis, sans que le gamin comprenne pourquoi ni comment, la dame et la statue avaient disparu, lentement, très lentement.
Ils s’étaient comme évanouis.
Au même instant, une volée de moineaux s’était abattue sur le banc en criant à tue tête.
Le gamin s’était alors approché du banc, et, à la place de la statue, il avait lu une phrase :
« Il n’est jamais trop tard ».

Plus personne ne s’est jamais assis sur ce banc.
Les rares personnes qui ont voulu le faire disaient qu’ils ne s’y sentaient pas bien, comme si le banc était vivant, qu’il bougeait et ne voulait pas qu’ils s’y assoient.

Mais, tous les ans, un couple de moineaux fait son nid, à l’endroit même où se trouvaient les genoux de la statue disparue.
Et, chaque fois qu’un matou s’approche, un sifflement menaçant, strident, retentit, on ne sait d’où, et fait fuir le matou.

Peut-être qu’on pourrait dire ?…..

(Tous droits réservés)

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4 réflexions sur « L’Homme de pierre »

  1. Tu vas bientôt avoir matière à éditer un recueil de nouvelles.
    Après la peinture, la sculpture, le modelage, la photo et le théâtre… une nouvelle corde à ton arc ( enfin, plutôt à ta harpe, même s’il manque encore quelques cordes).
    Tu te rends compte, je crois bien que c’est mon premier commentaire sur ton blog.

  2. AMIEd

    Très chère Mijo, Beau, maléfique, mais touchant à la fois, un conte pour les plus grands. Tu as beaucoup d’imagination et une excellente écriture, bonne narratrice, tous les ingrédients sont là pour écrire un livre. Devine qui je suis?

  3. AMIE

    Le j est une faute de frappe et n’est pas à considérer comme une initiale comme au temps de la Communale, des premières initiales où l’on commence à communier avec l’amitié… je vais t’aider un petit peu… Je joue aussi avec toi, et je fais partie de Poésie et nouvelles en Normandie… MIREILLE

  4. Viviane C

    On pourrait dire…Qu’au vu de toutes les méchancetés dont les hommes se rendent coupables… il n’y a pas beaucoup de statues de pierre (?)…!!!
    Ça, c’est si nous sommes “réalistes” et… Un peu méchantes aussi… lol!
    Si nous sommes “gentilles et rêveuses”, comme nous ma chère Mijo, nous pouvons dire que: “Le pardon érode la pierre plus vite que les assauts du temps”.
    Une chose est sûre, dorénavant, je porterai un autre regard sur les statues qui ornent nos parcs et jardins. Et pour certaines d’entre elles, je me dirais: “Pourvu que personne ne leur pardonne jamais… Elles sont vraiment trop belles à regarder! lol!

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